Toutes les rentes dans une appli?
Dans la prévoyance, il est un défi qui se pose à de nombreux assurés quelle que soit leur nationalité. La plupart sous-estiment systématiquement leurs besoins financiers à la retraite et surestiment la valeur de leur épargne. Les processus d’épargne obligatoire dans les premier et deuxième piliers fournissent une partie de la solution au problème. D’autre part, des informations compréhensibles et claires sur la situation actuelle et les projections s’avèrent très utiles. Mais cette vue d’ensemble fait souvent défaut car les systèmes de prévoyance de la plupart des pays industrialisés sont organisés en trois piliers qui, à l’origine, n’étaient pas reliés les uns aux autres. Les tableaux de bord numériques devraient permettre de remédier à cela et pourraient également être intéressants pour la Suisse.
La Commission européenne souhaite une vue d’ensemble
L’idée qui sous-tend l’information numérique en matière de rentes consiste à recueillir toutes les données pertinentes dans les trois piliers et à les présenter de manière compréhensible avec, dans l’idéal, des possibilités de projections. Cette approche consolidée devrait permettre aux citoyens d’évaluer leur situation de prévoyance de manière réaliste. Sur le plan technique, beaucoup de choses sont aujourd’hui possibles et certains pays de l’UE ont déjà entrepris des démarches dans ce sens.
Néanmoins, il vaudrait mieux éviter de réinventer la roue plusieurs fois. Au vu de la complexité du projet, les pays devraient profiter le plus possible des enseignements tirés: c’est pourquoi la Commission européenne a consulté à l’automne 2020 l’autorité européenne de surveillance des assurances et de la prévoyance professionnelle (EIOPA) sur la meilleure façon de mettre en œuvre des tableaux de bord numériques nationaux en matière de prévoyance. L’EIOPA s’est appuyée sur cette demande pour lancer en juillet 2021 une consultation sur les tableaux de bord numériques nationaux dans les pays membres de l’UE.
Sur le plan technique, le processus de consultation repose sur un concept élaboré par l’EIOPA avec la collaboration d’un groupe d’experts qui compte également un représentant de la CP de la Ville de Zurich. Ce concept regroupe les expériences de différents pays européens ayant déjà mis en œuvre de premières ébauches de tableaux de bord numériques. Des recommandations pour le développement de ces outils sont ensuite formulées sur cette base. Mais le concept soulève également des questions concrètes concernant le processus de consultation sur lesquelles des positions ont pu être prises.
Les problématiques soulevées à l’occasion du processus de consultation donnent un bon aperçu des défis qui se posent pour obtenir un tableau de bord numérique de la prévoyance qui fonctionne efficacement. Elles ont été regroupées dans les catégories ci-dessous:
- Etendue du système
Quelles informations sont prises en compte? Un système de prévoyance en trois piliers existe dans tous les pays. Les informations du 2e pilier et plus particulièrement celles des processus d’épargne privée du 3e pilier sont parfois difficilement accessibles. Mais une telle entreprise requiert impérativement que les données soient exhaustives. - Présentation et traitement de l’information
A cet égard, il convient de prendre en compte les connaissances en science comportementale afin de pouvoir tirer les bonnes conclusions. - Exigences techniques
Pour qu’une telle plateforme numérique puisse fonctionner, il faut que les formats des données soient homogènes dans l’ensemble des trois piliers. Un tableau de bord complet peut revêtir la forme d’une plateforme numérique qui accède en temps réel aux systèmes des participants (banques, gestionnaires de CP, etc.) ou d’une base de données indépendante dans laquelle sont enregistrées toutes les informations pertinentes. - Gouvernance
La question de savoir qui, du public ou du privé, élabore un tel système et le finance est essentielle. Quels contrôles faut-il mettre en place pour prévenir l’utilisation frauduleuse des données et garantir un bon fonctionnement? Quelles mesures réglementaires doivent accompagner la création d’un tel système?
Des actifs éparpillés
Le document de consultation cite en exemple la Suède et le Royaume-Uni pour leurs projets de tableau de bord, ainsi que les Pays-Bas et la Slovaquie pour leurs bonnes approches de projections. Alors que presque tous les pays européens disposent d’une possibilité d’information numérique sur les prestations prévues du 1er pilier, les pays du nord de l’Europe ainsi que la Belgique et les Pays-Bas proposent déjà des approches qui intègrent le 2e pilier. Certains pays, dont l’Autriche, l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni, envisagent une mise en œuvre pour les 2e et 3e piliers.
Mais l’exemple allemand est aussi intéressant pour une toute autre raison et peut offrir des pistes de réflexion pour les développements du concept en Suisse. Les droits issus du 2e pilier allemand sont généralement éparpillés, si tant est qu’ils existent puisque la prévoyance professionnelle n’y est pas obligatoire. En cas de changement d’employeur, les droits de la prévoyance professionnelle financés par l’ancien employeur restent chez celui-ci et y sont maintenus jusqu’au cas de prévoyance. C’est avantageux pour les employeurs qui ont ainsi une visibilité élevée sur le moment où un droit donnera lieu à un versement. Les prévisions des flux de trésorerie constituent des instruments de gestion fiables pour les organismes de prévoyance.
En revanche, la situation est moins favorable aux employés, qui acquièrent au cours de leur carrière professionnelle des droits en matière de prévoyance plus ou moins importants sans en avoir une vue d’ensemble. Afin de créer une vision globale en matière de prévoyance, un tableau de bord numérique des rentes, qui regroupera notamment tous les droits du 2e pilier, devrait voir le jour dans les prochaines années. Au sein de cette caisse de pensions «numérique», les assurés détiendront différents placements, donc leurs droits en matière de prévoyance auprès de différents employeurs, jusqu’à l’échéance (autrement dit, jusqu’à l’âge de la retraite). Mais dans la mesure où les employeurs ont quatre autres possibilités de proposer la prévoyance professionnelle en dehors de la caisse de pensions, le tableau de bord numérique des rentes du 2e pilier en Allemagne n’est pas encore pour demain.
Une caisse de pensions virtuelle pour la Suisse?
Mais de telles plateformes ne se limiteraient pas à la seule consolidation des informations. Il serait envisageable de développer une application de caisse de pensions (CP) virtuelle qui correspondrait plus ou moins à l’interface personnelle de l’assuré pour toutes les prestations de prévoyance accumulées. En cas de changement d’emploi, la CP ne transfèrerait pas les avoirs existants, mais basculerait le statut de l’assuré en mode passif afin qu’aucun versement ne soit plus attendu. Ces procédures existent déjà chez les caisses de compensation AVS. Toutefois, le compte de capital continue d’augmenter et les droits aux prestations d’assurance réglementaires basés sur celui-ci restent maintenus. L’institution de prévoyance du nouvel employeur ouvre un nouveau compte remis à zéro. La même règle s’applique en cas de liquidation partielle de collectifs entiers. Le cas de prestation serait déclenché via l’appli et communiqué aux institutions de prévoyance auprès desquelles l’assuré détient un avoir. L’assainissement d’une institution de prévoyance pourrait également suivre un schéma relativement simple, analogue à celui d’une augmentation de capital: la réduction du compte de capital («dilution») pourrait être évitée par le versement d’une cotisation d’assainissement proportionnelle.
Ce type de système permettrait de réduire considérablement la charge administrative liée aux mutations. Les comptes de libre passage, souvent sans nouvelles, seraient également supprimés, ce qui représente tout de même quelque 57 mias de francs répartis sur plus de 2.4 millions de comptes rémunérés au taux minimal (en 2020).
Naturellement, ces avantages ont un prix. L’application centrale de prévoyance devra être développée et exploitée et les institutions de prévoyance devront l’alimenter avec les données de leurs assurés via des interfaces. Bien évidemment, une telle organisation du système de prévoyance n’est pas possible dans le cadre légal en vigueur. Mais nous avons bon espoir que les blocages actuels en matière de réforme du système de prévoyance professionnelle puissent un jour être surmontés.
Liquidation partielle et rendement, un conflit d’objectifs
Dans le b.a.-ba de la théorie de l’investissement, nous apprenons le «trilemme de la politique de placement». Le triptyque Rendement - Risque - Liquidité signifie qu’il n’est possible d’optimiser l’un de ces trois objectifs qu’au détriment des deux autres. La maximisation du rendement implique un risque de perte accru tandis qu’une plus grande liquidité ampute le rendement.
Pourquoi l’horizon de placement est-il réduit?
En principe, la prévoyance professionnelle permettrait un horizon de placement à très long terme de 20 ans en moyenne. En théorie, la liquidité des placements ne devrait être augmentée que vers la fin de la vie professionnelle afin que les rentes puissent être versées. Des placements pourraient donc être effectués que peu d’autres participants au marché pourraient se permettre, d’où l’obtention d’une prime d’illiquidité.
Mais dans la pratique suisse, cet horizon de placement long sur le papier est considérablement réduit par l’exigence systémique de la liquidation partielle: chaque institution de prévoyance est tenue de maintenir une «liquidité appropriée» (OPP 2) afin de pouvoir verser à tout moment les liquidités réglementaires au collectif sortant en cas de liquidité partielle. La fréquence des liquidations partielles n’est pas explicitement documentée dans les statistiques. La statistique des caisses de pensions de l’OFS mentionne la somme d’environ 46.6 mias de francs en prestations de libre passage en 2019. Toutefois, ce montant inclut non seulement les transferts collectifs à la suite de liquidation partielle, mais également le libre passage à la suite d’un changement d’emploi. Malgré la part relativement faible (moins de 5%) du volume de placement, la liquidité de l’ensemble du système doit être calibrée sur cette valeur. Cela nous semble disproportionné.
Ce ne sont donc pas les règles d’établissement des comptes, souvent incriminées, qui sont à l’origine de la réduction de l’horizon de placement. En effet, la norme Swiss GAAP RPC 26 ne dit rien sur le niveau approprié du degré de couverture. De même, les coûts de gestion de fortune soi-disant plus avantageux sur les marchés liquides doivent être relativisés, quand on sait que la part de création de valeur des marchés privés (moins liquides) ne cesse d’augmenter et que les jeunes entreprises sont toujours plus nombreuses à repousser leur introduction en Bourse. Au cours des 20 dernières années, les sociétés cotées en Bourse à travers le monde ont levé moins de capitaux qu’elles n’en ont restitués à leurs actionnaires. Les Bourses ont donc déjà perdu leur principale mission macroéconomique.
Pour en savoir plus
Dans son édition de décembre 2021, la «Prévoyance Professionnelle Suisse» (PPS) se penche sur le thème «Liquidation partielle / Provisions».