Nouvelles formes de travail, écart de rentes et 7 milliards
Eliane Albisser (PK-Netz)
«Il existe toujours un «gender pension gap», c’est-à-dire un écart de rentes entre les deux sexes, de 63% dans le 2e pilier. Cette énorme différence prouve que l’égalité hommes-femmes n’est pas encore une réalité. La situation des femmes en matière de retraite est particulièrement précaire, car le 2e pilier repose sur un modèle de carrière typiquement masculin.»
Salomè Vogt (Avenir Jeunesse)
«Un transfert de 7 milliards par an des jeunes vers les plus âgés est tout simplement trop: cela équivaut à 1700 francs de capital d’épargne par an pour les jeunes, ce qui se traduira au final par des rentes plus basses. Comme le problème est toujours reporté à la génération suivante, il y a un effet boule de neige.»
Interview: Kaspar Hohler
Est-ce que «les» revendications féminines peuvent et doivent être traitées au sein du 2e pilier?
Salomè Vogt: les femmes travaillent souvent à temps partiel et ont parfois plusieurs employeurs. Les nouvelles formes de travail sont donc plutôt utilisées par les femmes et il faudrait adapter la prévoyance professionnelle en conséquence. La baisse de la déduction de coordination sera plutôt favorable aux femmes, ce qui est une bonne chose. Si j’avais une fille, je lui transmettrais ce message: une bonne prévoyance passe par une bonne formation et un bon travail avec un salaire relativement élevé. Il faut réfléchir dès le début à la façon dont on souhaite définir son parcours professionnel. Si l’on veut être femme au foyer à 100%, le mariage peut contribuer à la couverture de prévoyance. Il est essentiel de bien réfléchir à ces sujets, surtout en tant que femme.
La prévoyance, reflet du parcours de vie et de travail. Peut-on dire que «les» revendications féminines existent, Madame Albisser?
Eliane Albisser: un important travail de sensibilisation a déjà été fourni au moment de la grève des femmes. Dans le 1er pilier, il n’y a quasiment aucune différence systémique entre les rentes des hommes et des femmes. En revanche, il existe toujours un «gender pension gap», c’est-à-dire un écart de rentes entre les deux sexes, de 63% dans le 2e pilier. Cette énorme différence prouve que l’égalité hommes-femmes n’est pas encore une réalité. La situation des femmes en matière de retraite est particulièrement précaire, car le 2e pilier repose sur un modèle de carrière typiquement masculin. Les parcours professionnels différents des hommes et des femmes se reflètent par la suite dans le montant des rentes. Ainsi, le travail de prise en charge des enfants essentiellement assuré par les femmes n’est pas constitutif de rente. Il en résulte des lacunes de prévoyance importantes.
Et comment s’attaquer à ce problème?
Eliane Albisser: la diminution de moitié de la déduction de coordination, telle que le prévoit le projet de réforme actuel, va dans la bonne direction. Mais la modernisation du 2e pilier à cet égard n’est bien entendu qu’un des aspects du problème et nous devons encore beaucoup progresser dans le domaine de la politique de l’égalité. A mes yeux, il est important que nous ne nous attachions pas seulement à ce que les femmes participent davantage au marché du travail et y grimpent des échelons. Car quelqu’un devra bien continuer à assumer les tâches ménagères et à s’occuper des enfants. En d’autres termes, une redistribution est également nécessaire entre travail de care et travail salarié, et qu’il faut mieux rémunérer les professions dites féminines afin de réduire l’écart de rentes entre les deux sexes.
Salomè Vogt: sur l’analyse du statu quo, nous sommes d’accord. Nous voyons le reflet d’une époque au parcours de vie très traditionnel. Les femmes qui sont aujourd’hui à la retraite se sont généralement mariées, ont eu des enfants puis ont arrêté de travailler. Pour celles qui ont eu la malchance de connaître un divorce autour de la cinquantaine, il n’a plus été possible de revenir dans la vie active, de trouver un travail intéressant et de gagner un bon salaire.
Eliane Albisser: elles n’étaient plus attendues par personne.
Salomè Vogt: exactement. La prévoyance comporte des pièges pour les femmes. Il faut simplement en avoir conscience. Je connais des femmes qui, avant même de commencer leurs études, se demandent quelle formation leur permettra de trouver un travail compatible avec un temps partiel. Ce n’est pas normal. Nous avons de réels problèmes sociétaux en Suisse, notamment en ce qui concerne la conciliation travail-famille. Mais je suis confiante: si nous faisons une nouvelle analyse de la situation dans 40 ans, les résultats ne seront pas les mêmes qu’aujourd’hui.
A l’instar de la généralisation des revendications des femmes, celles des «jeunes» alimentent aussi le débat sur la réforme. Quels sont les intérêts des «jeunes»?
Eliane Albisser: je ne souhaite pas déclencher un conflit de générations. Nul ne sait jusqu’à quel âge nous vivrons un jour, et nous, les jeunes, ne le savons pas non plus. C’est peut-être bien que nous puissions aussi vivre très vieux, plus vieux que notre taux de conversion ne l’avait prévu. Sans la couverture collective, nous devrions nous préparer à cette possibilité en épargnant pour notre vieillesse. Du reste, on ne peut pas dire qu’il y ait une redistribution permanente des jeunes vers les plus âgés dans la prévoyance professionnelle. Il y a eu des périodes où une redistribution était effectuée dans l’autre direction via des rémunérations généreuses, mais on l’a peut-être un peu oublié. Il me paraît donc juste que les jeunes contribuent à la compensation de l’abaissement du taux de conversion. La hausse de cotisation prévue sur le revenu annuel soumis à l’AVS fait sens et sera supportable pour tous.
Salomè Vogt: je ne veux pas non plus remettre en cause le contrat de générations et opposer les jeunes aux plus âgés. Il faut une certaine solidarité dans l’ensemble du système, mais celle-ci est actuellement trop sollicitée. Un transfert de 7 milliards par an des jeunes vers les plus âgés est tout simplement trop: cela équivaut à 1700 francs de capital d’épargne par an pour les jeunes, ce qui se traduira au final par des rentes plus basses. Comme le problème est toujours reporté à la génération suivante, il y a un effet boule de neige et cela ne fonctionne pas. Au point où nous en sommes aujourd’hui, ce n’est pas solidaire. Il faut une certaine solidarité de la part des aînés, en acceptant peut-être de faire des compromis.
Comment organisez-vous votre propre prévoyance?
Salomè Vogt: j’ai déjà vérifié que j’avais bien versé les cotisations minimales annuelles à l’AVS. En effet, si l’on ne comble pas les lacunes de prévoyance dans un délai de cinq ans, on risque une diminution irréversible de la rente. De manière générale, j’ai beaucoup investi dans ma formation et je travaille actuellement à temps plein. J’ai un 3e pilier, un compte d’épargne et quelques actions.
Eliane Albisser: j’ai investi beaucoup de temps et d’argent dans ma formation. Après avoir exercé comme enseignante primaire, j’ai étudié le droit et la sociologie. Dans la mesure où durant cette période, je devais survenir à mes propres besoins, je n’ai pas pu mettre d’argent de côté ni même guère constituer de capital de prévoyance. Ma lacune de prévoyance est donc importante. Mais comme j’ai une bonne formation, je suis très privilégiée et j’ai un compte pilier 3a depuis quelques années. Cela ne produit pas de rente pour la retraite, mais je peux malgré tout mettre de l’argent de côté, ce qui n’est pas forcément à la portée de tout le monde.
Dans «Prévoyance Professionnelle Suisse» 2/21, découvrez un entretien avec les deux femmes qui s’interrogent sur les degrés de solidarité et de responsabilité individuelle appropriés dans la prévoyance professionnelle.